Robert SIMONNET
Après avoir fait du ski, de l’équitation avec mon cheval «As du Chanier», et avoir suivi un stage aux Glénan, je prends la décision avec mon frère Jean Paul d’investir dans un voilier de croisière (ci-contre) de marque Janneau de 11 mètres, le Gin-fizz. Ce voilier du nom «Kann Loar» (pleine lune en langue bretonne) livré à La Rochelle, fut transféré, dès l’hiver 1976 à Sainte Maxime où il fut basé pour pouvoir être loué plus facilement.
Ce périple durant l’hiver 1976 autour de la péninsule Ibérique restera pour moi inoubliable par les difficultés rencontrées auxquelles j’ai mentalement associé la septième symphonie de Beethoven.
La Symphonie nº 7 de Ludwig van Beethoven (1770-1827) est une des neuf symphonies du compositeur, écrite en 1812. Son 2e mouvement Allegretto est « une de mes meilleures œuvres » selon le compositeur. Cette symphonie est l’apothéose de la danse, c’est même la danse, elle est même la danse dans son essence suprême, un peu comme celle du voilier sur la mer, et la réalisation la plus bénie du mouvement du corps idéalement concentré dans son esprit. Beethoven a réussi à mettre dans ses œuvres le corps en musique, réalisant ainsi la fusion du corps et de l’esprit.
J’ai revécu ce voyage bien des fois en lisant des histoires de marins, Kersauson entre autres, comme si j’écoutais la septième symphonie de Beethoven que j’aime tant : j’ai réussi à récapituler toutes les difficultés que j’avais rencontrées, avec comme toile de fond le premier mouvement «vivace ». Lorsque je passais pour la première fois le cap Finistère par une nuit très noire et dans la tempête, je me rappelle m’être entendu dire par Patrick — alors que je ronchonnais le lendemain matin : «Robert tu ne t’imagines tout de même pas que vas passer le cap Finistère pour la première fois sans prendre ton ticket». Or Patrick était le skipper que j’avais moi-même choisi, pour ses compétences de marin ayant pratiqué la pêche avec des professionnels en mer d’Irlande, Le «vivace», j’y reviens, résonne encore en moi comme une partie principale souvent précédée d’une longue introduction qui s’en va vers une progression lente mais constante des difficultés de navigation qui allaient survenir, exactement comme le thème principal confié à la flûte et au haut-bois laissait présager les premiers accents de danse.
Puis, ce fut la première tentative du passage de Gibraltar ou, après escale à Cadix à cause du mauvais temps, je prends le quart de 21 à 24 heures par gros temps de ‘secteur est’ avec, aujourd’hui, comme résonance mémorielle, cette fois, le deuxième mouvement «allegretto» de la septième, qui n’est pas sans évoquer un Requiem avec ses accords de marche solennelle joués par les cordes qui laissent poindre la lutte intense de trois heures que nous devions fournir pour constater, après vérification du point, que nous n’avions avancé que d’un mile, avec de multiples incidents comme par exemple la rupture du point d’écoute de la grand voile malgré trois ris dans celle-ci et qu’il a fallu réparer immédiatement. C’est alors que, comme dans cet «allegretto» où l’évocation d’un destin pesant s’évanouit dans une harmonie optimiste, Patrick prend la décision de «faire demi tour et retourner faire escale à Cadix». Après quelques jours d’attente nous repartons et après avoir enfin réussi à passer Gibraltar c’est avec l’austérité initiale que ce mouvement de Beethoven devait prendre fin dans des sonorités sans cesse renouvelées.
Pour la troisième étape, nous faisions route et escale à Malaga pour déposer deux équipiers devant regagner leur travail en France. Nous restons à quatre équipiers et reprenons la croisière pour essayer d’arriver en France à Sainte-Maxime. C’est alors au large des Baléares que nous subissons la troisième tempête et sommes obligés de rester six à sept heures à la cape. Cette tempête, aujourd’hui, est comme incarnée par le troisième mouvement le «scherzo» tant ce moment inoubliable d’un tumulte extérieur extravagant signifia que seule la sérénité d’un équipage soudé peut le dominer lorsque la voilure est réglée de manière adéquate et tant se voit renforcé l’élément chantant baignée en permanence par la lumière que diffuse une note permanente qui pourrait être associée au vent, avant que la fin de cette tempête se fasse entendre. On ressent, comme dans ce mouvement , le risque de pêcher par trop d’optimisme.
Enfin le quatrième et surprenant mouvement, le «finale», se devait d’avoir lieu dans une apothéose éblouissante. Alors qu’après les deux coups frappés par l’orchestre s’élève le thème principal, nous apercevions au loin, par vent «bon plein» Sainte Maxime, sous un beau soleil, et un vent vif et soutenu. Patrick, se déplace vers l’avant du voilier et debout s’agrippant à l’étai du foc, tout comme le «finale» conduit le thème secondaire avec impétuosité, ne pouvant plus se maîtriser; Patrick, qui exerce sa maîtrise depuis plus d’un mois, commence à injurier la mer en des termes que je ne me permettrais pas de transcrire ! Ensuite, comme dans le «finale» le développement musical s’enchaîne immédiatement et la réponse mystérieuse, fut immédiate, et surprenante. Alors que rien ne le laissait prévoir une forte vague balaya le pont jusqu’à moi qui à la barre ne vis rien venir et en cinglant Patrick qui trempé, était blême de terreur. Il s’en vint vers moi pour se justifier en me disant; «Robert, je n’aurais jamais dû injurier la mer, elle m’a puni et a bien fait, je le mérite même si je le regrette». Comme Beethoven à la fin de la septième, la progression s’arrête et la reprise décuple le mouvement qui s’avance dans une sorte de fugue vers la jubilation finale. C’est ainsi que se termina cette mémorable croisière, inscrite à jamais dans nos souvenirs.
Je suis depuis très longtemps de l’avis que la musique n’est pas là pour tranquilliser, mais au contraire pour faire ouvrir nos yeux et nous faire prendre conscience de certaines réalités. Sans oublier de prendre en compte le climat intellectuel de l’époque, et en se rapprochant d’une certaine rigueur scientifique, j’ai la conviction que tous rapprochements avec un évènement important de la vie de chacun revête un aspect essentiel pour la compréhension d’une œuvre quelle qu’elle soit.