En septembre 2006, la première conférence de l’association « Patrimoine de Saint-Mard » (APSM) était consacrée à la « Charité » de Saint-Mard-de-Réno. Durant plus de quatre siècles en effet, cette institution mi-religieuse, mi-laïque a profondément marqué la vie de notre communauté villageoise. Et pourtant, qui se souvient de la confrérie qu’évoque Madame Mélina dans ses mémoires : « C’était une société composée d’hommes de bonne volonté, ayant un règlement qui les obligeait d’assister à la messe le premier dimanche du mois en tenue. Ils avaient un uniforme ; ils prenaient part à la procession avec leurs torches allumées et leur bannière…Ils faisaient l’office de « porteurs » aux enterrements avec leur brancard, se tenaient près de la bière pendant la cérémonie et sonnaient les cloches tout le temps que durait l’office et reprenaient la conduite au cimetière. » ? Les quelques lignes qui suivent contribueront, je l’espère, à rappeler ce pan d’une histoire encore récente, puisque la « Charité » n’a cessé son activité qu’au tout début des années 1900.
Il n’est pas visible au premier coup d’oeil, le « chariton » à la mine réjouie qui orne la frise de la poutre sablière du choeur de l’église Saint-Médard, côté Nord (à gauche) : il faut en effet bien régler ses jumelles ou son télé-objectif pour l’identifier, le cou enfoncé dans un « rabat » (col à deux pans), agitant ses « tintenelles » (ses cloches), face à la représentation du Pélican, nourrissant ses oisillons affamés de ses entrailles, symbole de la charité. Avec les ornements de la confrérie, les torches, les bannières et les draps mortuaires, protégés au titre des monuments historiques, il constitue une trace exceptionnelle de l’activité de l’association caritative, vouée au service funéraire mais aussi à l’assistance et à la bienfaisance, en des temps où n’existaient ni pompes funèbres, ni sécurité sociale, ni assurances.
Qu’est-ce en fait qu’une « charité » ? Sous ce terme, on désigne une fraternité ou « frairie » laïque, liée à une ou plusieurs paroisses (sachant qu’avant la Révolution et avant la création de la commune, la paroisse résume à elle seule la collectivité territoriale). Son fonctionnement interne est régi par des statuts et un règlement, et elle vit de cotisations, dons et legs, tout comme une association contemporaine. Présidée par un échevin, elle est composée de 12 à 18 membres, dont un « prévôt » (trésorier), parfois un « greffier » ou « mémoire » (secrétaire). Ces responsables ne sont pas élus, mais nommés pour un an. Les charitons ne se recrutent pas seulement chez les notables de la paroisse, même si l’échevin, le prévôt et le greffier (qui doivent savoir lire et compter) en font généralement partie : il s’agit pour la plupart de bénévoles issus de milieux divers, animés d’une réelle volonté de secours mutuel, que les « anciens » de la confrérie sont venus recruter pour leurs qualités.
La plupart des « charités » ont été créées dans le contexte des grandes pestes qui ont marqué le milieu du XIVème siècle, épidémies de tous ordres qui désignent aussi bien la peste que des affections contagieuses sévères, particulièrement dévastatrices en des temps où l’hygiène et les remèdes étaient encore très empiriques. Cette vocation est d’ailleurs clairement attestée par les saints patrons sous la protection desquels se placent de nombreuses « charités » : Saint-Sébastien, martyre des origines de l’Eglise, représenté ligoté à un poteau et transpercé de flèches ; Saint-Roch dont le chien lèche la plaie du genou. Saint-Mard-de-Réno et Saint-Victor-de-Réno se recommandent ainsi de ces deux saints dits « saints pesteux », bénéficiant d’une vénération populaire à la fin du Moyen-âge. Jusqu’à la deuxième moitié du XVème siècle, l’insécurité de la guerre et les brigandages qui l’accompagnent confortent le rôle des « charités» dans l’accompagnement des mourants et des familles endeuillées, et celles-ci continuent de se développer au long du XVIème siècle. Néanmoins, à compter du XVIIème siècle, avec la création d’hospices tenus par des congrégations religieuses assurant le soin des malades, l’accueil des errants et des indigents, la mission d’assistance et de bienfaisance des « charités » décroît au profit d’une mission plus religieuse. C’est d’ailleurs à cette période que de nombreuses confréries prennent le nom de « confrérie du Saint-Sacrement » ou « du Rosaire ». Pourtant, à tout moment, la « charité » peut voir réactivée sa mission première. C’est ainsi que l’on trouve dans une supplique adressée à l’évêque de Sées le témoignage suivant : « en 1623, la ville d’Alençon ayant été affligée de la peste, on vit les frères quitter leurs femmes, leurs enfants et leurs maisons pour s’occuper jour et nuit à gouverner et assister ceux qui estoient ataqués de ceste contagion et d’ensevelir et inhumer ceux qui en estoient morts ».
Interdites sous la Révolution, les confréries, lien social indispensable dans des villages parfois isolés, retrouvent leur rôle (qu’elles ont parfois assumé dans la clandestinité) dès les premières années du XIXème siècle. Elles le garderont jusqu’à ce que les relaient des organismes publics communaux ou départementaux.
La dimension confraternelle des charités a néanmoins perdurée dans notre région, à côté de leur dimension religieuse, jusqu’à la 1ère guerre mondiale qui en a généralement sonné le glas. Cette sociabilité se traduisait notamment par des temps conviviaux, banquet annuel lors de la fête patronale et autres temps de réjouissance. Un témoignage assez pittoresque nous en est donné par le grand-père de Mme Playoust-Chaussis qui a eu l’occasion de donner récemment une conférence sur les « Souvenirs d’un enfant de Saint-Mard à la fin du XIXème siècle ». Louis Herlin, prévôt de la Charité de La Chapelle-Montligeon en 1856-1857, constate ainsi dans un petit carnet de mémoires : « me laissent rêveur ces« raccommodages » : un surplis, une torche, un cierge! J’ai souvent ouï de beuveries, de rixes entre frères, voire de batailles à coups de « baratton » (de torche) entre charités de paroisses rivales ».
les « charités de paroisses rivales », sans doute faut-il compter celle de Saint-Mard, l’une des 89 confréries dénombrées dans l’Orne par l’ « Ordo » ou annuaire du diocèse de Sées à la fin du XIXème siècle, dont 31 dans le Perche ornais. Elle peut à juste s’enorgueillir de l’ancienneté de sa fondation : dès 1583, en effet, un testament sur parchemin conservé aux Archives départementales de l’Orne, atteste que « Messire Bernard Gaignon » constitue « deux livres de rente au jour Saint-Michel » en faveur des charités de Tourouvre et Saint-Mard-de-Réno, à charge pour celles-ci de célébrer des messes pour le salut de son âme.
Si le souvenir de la Charité a disparu de nos esprits, de nombreux témoignages subsistent donc encore dans l’église Saint-Médard : douze « chaperons » (petites écharpes, portées en travers de la poitrine) brodés au fil d’or et d’argent, de la fin du XIXème siècle ; trois draps mortuaires en laine et velours noir brodés au fil d’argent dont l’un vraisemblablement du XVIIIè, voire de la fin du XVIIème siècle ; deux bannières rouges de la fin du XIXème siècle, l’une en drap, l’autre en damas brodé aux fils d’or et de couleur ; huit torches avec leurs bâtons cannelés surmontés de coupelles en cuivre et peints en rouge strié de bandes blanches, dont la datation reste à préciser.
Ce patrimoine textile, fragile et menacé, mérite notre attention : parvenu jusqu’à nous, en dépit d’avatars successifs (dont la disparition de la Charité), il est à lui seul le symbole des formes anciennes de solidarité villageoise conçues pour épauler les démunis et accompagner plus généralement la population dans l’épreuve de la mort. C’est pour le sauvegarder que la première initiative mise en oeuvre par l’association « Patrimoine de Saint-Mard » a visé la restauration de l’une des bannières de la Charité. Gageons que d’autres opérations, encouragées par les produits des cotisations, dons et manifestations diverses organisées avec le concours de bénévoles (conférences, spectacle, vente de cartes postales…) permettront d’amplifier cet effort en faveur des formes les plus diverses de notre mémoire collective.
1 – Le « tintenelier » de la Charité de Saint-Mard, agitant des deux clochettes, avec son col à rabat et sa « dalmatique » (ornement de type religieux) : peinture sur bois de la voûte du choeur de l’église Saint-Médard, au Nord (gauche)
2 – Le Pélican nourrissant ses petits de ses entrailles, symbole de la charité : peinture sur bois de la voûte du choeur de l’église Saint-Médard, au Sud (droite).
3 – Le drap mortuaire de la Charité, velours et broderies aux fils d’or et d’argent, sans date (fin XVIIe -XVIIIe siècle), classé au titre des monuments historiques.
4 – Le verso de la bannière de la Charité, avec les représentations des deux saints « pesteux », Saint Médard et Saint Sébastien, drap de laine rouge, broderies aux fils d’or et d’argent, peinture sur toile (pour les visages). La bannière a été restaurée par Juliette DELIENS, de Rennes, avec le concours de la commune et de l’association « Patrimoine de Saint-Mard ».